Connaissez-vous la fable du pécheur ?
C’est l’histoire d’un banquier (Tiens, tiens, serait-ce le stéréotype du travailleur forcené ?), en vacances « all inclusive » dans un club à l’autre bout du monde, dans un lieu magnifique. Il se promène sur une plage paradisiaque. Il y rencontre un pécheur qui vient livrer ses poissons et engage la conversation.
« Elle est super votre pêche, mais savez-vous que si vous travailliez davantage, vous pourriez gagner mieux votre vie ?
Pourquoi ?
Pour engager plus de pêcheurs, pêcher plus de poissons…
Pourquoi faire ?
Devenir riche, vivre de vos rentes….
Pourquoi faire ?
Enfin,… ce que voulez faire … passer votre journée sur la plage en famille !
Mais n’est-ce pas déjà ce que je fais ? »
On aurait pu faire la même fable avec un Conseiller McKinsey ou Accenture… Ou tous ceux qui pensent ce qui pourrait être bien pour vous sans vous demander ce qui compte pour vous !
Vous voyez la morale de cette fable : le pêcheur est heureux comme il est. Il vit dans son confort, il jouit d’une belle qualité de vie. Il fait ce qu’il aime, il est avec sa famille. A-t-il besoin de faire plus pour gagner plus ? Non, il a déjà une vie douce.
Le banquier gagne mieux sa vie (il voyage !) mais est-il aussi heureux que le pécheur ?
La réalité n’est pas aussi simple, voire simpliste….. Les choix ne sont pas aussi radicaux : refuser toute évolution professionnelle pour préserver son cadre de vie ou au contraire tout sacrifier au profit de sa carrière.
La solution se trouve entre les deux, mais le juste équilibre ne dépend pas forcément que de nous. Il faut compter avec deux paramètres essentiels : le management et la gestion du temps.
Le travail est indissociable de la vie.
Vous travaillez pour vivre puisque c’est grâce à votre salaire que vous pouvez vous nourrir, vous loger, vous vêtir, etc. Au minimum, le travail doit permettre d’assurer ses besoins primaires (cf la pyramide de Maslow).
Le lien entre le travail et la vie, c’est aussi parce que c’est toute votre vie que vous engagez dans le travail salarié, et c’est d’ailleurs bien là que le bât blesse. Pour les entreprises, un salarié qui travaille bien est un salarié qui s’implique intellectuellement et affectivement, qui se consacre corps et âme à l’entreprise. C’est un marché tacite, les entreprises proposant un contrat social, la qualité de vos efforts sera reconnue et vous permettra d’évoluer, d’améliorer votre situation sociale dans et hors de l’entreprise…Grâce à cette implication, vous aurez confiance en vous et vous allez vous aimer !
Malheureusement, ce contrat social est de plus en plus souvent à sens unique, allant jusqu’à l’aberration ; Lorsque le citron est totalement pressé, on le jette.
C’est entre autre ce que démontre Karl Marx, philosophe allemand du XIXe siècle, dont les thèses ont, jusqu’à aujourd’hui encore, profondément marqué les sciences sociales. Si l’expression » perdre sa vie à la gagner « ne se trouve pas littéralement dans les textes de Marx, elle est au centre de son analyse du travail salarié et ouvrier. Car au-delà de la seule puissance physique, ce que Marx appelle la « force de travail » désigne tout ce qui, dans la personnalité vivante de l’individu, est mobilisé pour produire une marchandise. Il peut donc également s’agir de dispositions intellectuelles de quelqu’un qui, je ne sais pas, par exemple, écrit articles pour une newsletter…. 😉
Le travail que vous fournissez consiste donc d’abord à utiliser votre énergie vitale et à mobiliser toute la personne que vous êtes. Toujours ce besoin d’être reconnu comme utile à son environnement social. L’individu se doit d’être utile. Tous les discours ont cette finalité. Votre vie n’est utile que si elle produit pour la collectivité, pour la Société. Regardez les discours sur l’allongement de la durée du travail. Les retraités sont des boulets. Il faut qu’ils travaillent plus longtemps. L’oisiveté devient une tare.
Le hic, c’est qu’il y a là quelque chose qui tourne à vide puisque l’activité salariée, que vous exercez pour entretenir votre vie, consiste principalement à la dépenser. Alors à quoi bon gagner un salaire, si vous ne pouvez rien en faire ou en profiter ? À part vous effondrer sur votre canapé devant Netflix après une longue journée de labeur !
Au cœur de cette réflexion, il y a la question du temps que l’utilisation des nouvelles technologies a vraiment permis de révéler. Les témoignages des livreurs ou chauffeurs, des femmes de ménage passant leur temps dans les transports en commun ou des postiers et postières de Chambery récemment entrés en grève, décrivent une même réalité : celle des cadences intenables et du contrôle permanent.
In fine, là où l’algorithme devrait alléger le travail, par exemple en optimisant les déplacements dans les gigantesques entrepôts Amazon, et bien en réalité il en augmente la pénibilité.
Le contrôle absolu du temps
Ce qu’imposent les machines, mieux que quiconque, c’est le contrôle du temps de travail. Elles limitent le temps de pause car le travailleur n’y produit rien et, en quelque sorte, vole du temps qui pourrait être productif. Pire, les cadences imposées interdisent ce qui, simplement, permet au travail de rester humain. Qu’il s’agisse du temps pour attacher son vélo pour un livreur, pour discuter avec un usager à qui on distribue le courrier pour un postier ou une postière, ou même du temps nécessaire pour effectuer correctement une tâche : « faire » une chambre pour une femme de ménage ou laver une personne âgée pour un auxiliaire à domicile, sans même parler du café entre collègues.
On pourrait citer Elon Musk qui a une fois encore frappé critiquant les américains qu’il juge paresseux en comparaison aux chinois, véritables travailleurs, ou qui propose le télétravail si ses salariés ont déjà fait plus de 40 heures sur site…. L’épuisement découle de cette course constante après le temps – et cela ne produit pas seulement un épuisement physique mais également un écrasement de toute l’âme qui rend la moindre révolte impossible.
Les psys constatent que le surinvestissement est devenu la première cause des consultations «souffrance au travail ». D’abord, ceux qui n’ont pas le choix : les ouvrières, les caissiers, ceux qui se lèvent à 5 heures du matin cumulent leur poste avec des petits boulots pour finir le mois. Là, le surinvestissement se manifeste de manière somatique, avec des pathologies qui vont et viennent (eczéma, dos en capilotade, etc.). Pas d’autre possibilité que de surinvestir pour survivre économiquement. Ensuite viennent les cadres (les plus touchés étaient les plus perfectionnistes, ceux qui ont du mal à déléguer, à lâcher prise, ou qui manquent de confiance en eux) qui ont toujours besoin d’en faire plus parce qu’ils se sentent incompétents : ils tentent sans cesse de se mettre au niveau dans l’espoir de répondre aux attentes de leurs managers ».
C’est ce que raconte Simone Weil, lectrice de Marx mais qui, elle, s’est engagée à l’usine dans les ateliers Alstom et Renault au début du XXe siècle.
C’est l’existence même qui perd de son sens car le temps et la vie dévorés par le travail, sont autant de temps, et de vie, indisponibles pour soi et pour les autres : la famille, les amis, l’engagement citoyen.
D’autant plus chez les femmes pour qui le travail domestique et familial s’ajoute à l’emploi.Vive la parité !
On comprend alors mieux pourquoi le travail ne peut pas être au centre de nos existences si celles-ci doivent avoir du sens. Et, de ce point de vue-là, on ne peut que se réjouir que les plus jeunes d’entre nous soient déjà en train d’opérer cette révolution en refusant de sacrifier leur vie privée et leurs valeurs pour le travail.
Vers de nouvelles valeurs ?
La crise du covid a jeté une lumière crue sur le mot « essentiel « : travailleur essentiel, besoins essentiels… et ce ne sont pas forcément eux qui sont le mieux rémunérés ou le plus rémunérateurs….
Ceux qui avant le covid ont été confrontés à des coups durs, la maladie, la perte d’un être cher, … connaissent l’importance de ces notions et leur juste importance dans la vie.
Les plus jeunes, témoins de l’épuisement de leurs parents au travail (Burn out, bore out) ont d’autres aspirations pour leur carrière qu’ils veulent rendre responsable, pleine de sens ou tout simplement rémunérée à sa juste valeur (grande démission, quite quitting). Les valeurs environnementales plutôt que les valeurs étriquées des multinationales dont la valeur d’ailleurs ne se mesure qu’à l’aune des dividendes pour leurs actionnaires de plus en plus souvent des fonds de pensions, fonds spéculatifs… D’où l’obligation de créer le label RSE. Ca habille un peu mieux même si souvent l’habit ne fait pas le moine !
Malgré ce constat négatif, il existe quand même une petite lumière. En effet, même les entreprises peuvent évoluer. Certes, elles n’ont pas totalement le choix si elles veulent continuer à régner sur les corps et les âmes. Néanmoins, on ne peut que se réjouir de voir de plus en plus d’entreprises prendre en compte la Qualité de Vie au Travail. C’est d’ailleurs désormais l’un des critères majeurs pour l’embauche des jeunes. Et cela doit le devenir pour ce qui sont déjà dans l’entreprise. Au delà d’un pseudo engagement, d’un « socialwashing », la QVT doit devenir le critère le plus important, pas pour des raisons mercantiles (une entreprise dont les salariés sont épanouis est 43% plus productive que la moyenne) mais surtout pour des raisons d’éthique.
Rappelons le rôle social et les responsabilités sociétales des entreprises. Il serait temps !
Pour aller plus loin, quelques articles et chroniques sur le sujet:
- Engagement et quiet quitting, illustrée par la fameuse pyramide de Maslow sur nos besoins vitaux
- Valeurs perso, quête de sens… En attendons-nous trop de notre entreprise ?
- Une note de la Fondation Jean Jaurès et de l’IFOP avance que la valeur travail n’a plus du tout l’importance qu’elle avait en 1990.