La Novlangue, c’est quoi ?
La Novlangue ou « néo-parler » est la langue officielle d’Océania, inventée par George ORWELL pour son roman d’anticipation 1984. C’est une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées potentiellement subversives ; l’objectif ultime étant d’aller jusqu’à empêcher l’« idée » même de cette critique !
Ce trucage de la langue préfigure un anéantissement de la pensée. Il transforme, lisse les mots en les vidant de leur sens : L’idée fondamentale du novlangue est de supprimer toutes les nuances d’une langue : si tu n’es pas pour, tu es contre, il n’y a pas de milieu !
Ce type de raisonnement binaire permet de favoriser les raisonnements à l’affect, et ainsi d’éliminer tout débat, toute discussion, et donc toute potentielle critique de l’État.
En parallèle, de manière technique, un rythme élevé de syllabes est aussi utilisé, avec l’espoir que la vitesse des mots empêche la réflexion.
Écrit en 1949, on s’aperçoit, à quel point ce roman fut (hélas) visionnaire ! A plus d’un titre certes, avec l’omniprésence des caméras de surveillance et l’amenuisement de nos vies privées, mais surtout sur ce thème précis de l’appauvrissement puis de la perte du langage.
Hors du contexte du roman, le mot « novlangue » est passé dans l’usage, pour désigner péjorativement un langage ou un vocabulaire destiné à déformer une réalité, ou certaines formes de jargon.
La Novlangue dans l’entreprise
Les entreprises ont trouvé dans cette nouvelle langue (plus pernicieuse que la langue de bois) une façon d’accentuer le côté positif et nécessaire pour la Direction tout en laissant le négatif (ou la réalité) dans l’ombre, quitte à masquer la vérité.
« Sans être imposée d’en haut par un pouvoir totalitaire, comme chez George Orwell, elle témoigne plutôt de la dissémination insidieuse de l’idéologie néolibérale. Mais, au fond, dans notre monde comme chez Orwell, la logique est la même », explique la sociologue Agnès Vandevelde-Rougale.
Question (Philonomist.com Juin 2021) : Orwell imaginait une novlangue créée par l’État pour asseoir sa domination. Dans votre travail de sociologue, vous soulignez que la novlangue de notre monde contemporain est plutôt née dans les entreprises…
AVR: Oui, c’est une différence importante. La novlangue managériale dont je décris l’influence (je ne suis pas la première à utiliser l’expression !) n’est pas un décalque de celle de 1984. Contrairement à ce qu’imagine Orwell, cette novlangue n’est pas créée délibérément par une instance supérieure – Big Brother et son administration – qui chercherait à manipuler le langage. C’est un processus beaucoup plus diffus, souterrain, insidieux. (…) elle se met en mouvement, en premier lieu, dans le discours des managers et des consultants, au sein des entreprises, et avec le discours du « développement de soi ».
Mon travail porte essentiellement sur les effets de ce discours managérial sur les sujets qui l’intériorisent.
Autre différence : contrairement à la novlangue orwellienne, qui règne sur le territoire délimité de l’Océania, la novlangue managériale s’est diffusée dans le monde entier ?
C’est vrai. La vie d’une langue, ses évolutions sont intimement liées aux contacts entre les humains, entre les sociétés. Or, aujourd’hui, les mouvements liés au management du travail et au management de soi sont particulièrement dynamiques : les mêmes consultants vendent leur travail, leurs approches, aux quatre coins du monde ; cadres ou jeunes diplômés bougent d’un pays à l’autre, notamment au sein des multinationales ; des livres d’« auto-coaching » sont traduits en plusieurs langues… Un même vocabulaire, une grammaire empreinte de positivité, une même vision des choses circulent alors d’un pays à l’autre. En ce sens, la novlangue managériale est globale.
Il y a encore quelques années, dans l’entreprise, le « jargon » professionnel se limitait aux acronymes et autres néologismes propres à certaines professions ou secteurs d’activité mais via cette utilisation de la novlangue, on constate aujourd’hui, une mondialisation, une uniformisation du langage.
Comme pour les techniques de « développement de soi » qui ont trouvé racine en Europe via les programmes de formations des entreprises, la novlangue se répand ainsi dans toutes les strates de notre société.
Et notamment la politique !
La Novlangue en politique
INTERVIEW (Figaro 21/01/2014) – Christian Delporte, professeur des universités en histoire contemporaine et spécialiste de la communication politique, décrypte la novlangue socialiste.
CD – La novlangue politique est une variante de la langue de bois, avec une ambition particulière : enlever tout clivage, donner l’impression de rassembler tous les citoyens. C’est un rideau de fumée. En inventant des mots, il s’agit de faire passer la pilule, de rendre apaisantes des situations désagréables ou impopulaires. C’est masquer par le langage, avec des formules positives, des réalités politiques difficiles pour les rendre acceptables auprès de l’opinion. «Flexibiliser» cache «faciliter le licenciement» par exemple, et «ouverture du capital» signifie «privatiser».
Le «pacte de responsabilité» par exemple, est caractéristique de la novlangue: il ne veut rien dire mais l’association de deux mots puissants et symboliques veut conjurer une réalité négative, en l’espèce masquer une concession faite au Medef.
Le gouvernement en abuse-t-il particulièrement ?
On utilise d’autant plus la novlangue qu’on est en difficulté. Mais c’est le cas depuis que le pays connaît la crise économique. C’est ainsi qu’est née la plus savoureuse formule : «croissance négative». Le «redressement productif» est un autre exemple parlant. Pour avoir travaillé dessus, les rapports européens sont truffés de mots et d’expressions issus de la novlangue. La langue de bois a toujours existé en démocratie, avec pour grand principe la loi du contournement, tout l’art des mots qui ne veulent rien dire. Mais comme ils sont désormais insuffisants, on s’ingénie à en inventer de nouveaux qui soient capables de faire pression sur la pensée. À l’enfermer même, car quand le langage s’impose dans l’usage c’est que sa réalité est admise. Tout le débat qui pourrait en découler est muselé. On empêche tout esprit critique.
Facilités de langage… et liberté !
Face à ce « gloubi-boulga » politico managérial sociétal, on constate qu’on est passé de la langue de bois aux « mots caoutchouc », plus souples, plus « rigolos », moins frontaux, qui sont repris par les journalistes, les réseaux sociaux, propulsés par les #hashtags, ou autres émojis 😉, synthétiseurs en chef d’une pensée ou d’une émotion.
Il nous appartient d’y prendre garde, de savoir identifier et reconnaitre ce genre d’interpellation, de cultiver notre sens du langage : Résistance : Lisons, romans, essais, magazines, … Qu’importe! Écrivons…avant que l’écriture et nos si jolis mots ne se perdent !